Mardi 5 avril 2016
Avant A Bigger Splash, La Piscine : quand les ébats précédaient le fracas 
                                                                                 
   Avec Tilda Swinton et Matthias Schoenaerts dans les rôles de Romy Schneider et d'Alain Delon, A Bigger Splash, de Luca Guadagnino (en salle), est un remake de La piscine, de Jacques Deray. Retour sur les eaux troubles d'un film éternellement ensoleillé et d'un couple mythique. 

   Les images sont en noir et blanc. Le grain de la pellicule trahit le temps passé, mais rien n'empêche d'y ajouter les couleurs du présent. Le 12 août 1968, un petit coucou en provenance de Berlin se pose sur la piste de l'aéroport de Nice. Alain Delon, 33 ans, beau comme un camion, entouré de journalistes, fait les cent pas. Romy Schneider, 30 ans, s'apprête à débarquer. Dans quelques jours, ils vont démarrer le tournage de La piscine, un thriller ensoleillé, signé Jacques Deray. Sur le tarmac, Delon a eu le temps de prévenir l'assemblée: "Romy est devenue une femme. Ce n'est plus une jeune fille, ce n'est plus Sissi, avec ses joues bien rondes. D'ailleurs, vous allez vous en apercevoir tout à l'heure." Tout à l'heure, c'est maintenant. Souriante et belle, Romy descend les quelques marches dans une robe sans manches. Elle porte des gants blancs, comme une reine en voyage officiel. Ses gestes sont hésitants, presque gauches, et rajoutent au charme de cette réapparition. Delon, chemise ouverte, cheveux au vent, n'a pas de fleurs. Les roses se sont fanées.

   Dix ans déjà que l'acteur, alors jeune premier, attendait dans un autre aéroport la même femme, déjà star, qui l'avait choisi sur une simple photo pour être son chevalier servant à l'écran. "Son personnage sonnait faux! avait alors pensé Romy Schneider. Il était trop bien coiffé, trop bien habillé, avec son costume très à la mode. Même le bouquet de roses qu'il avait à la main était trop rouge." Ça n'avait pas empêché ces deux-là de s'aimer. Puis de se quitter. Delon avait posé des roses près de sa lettre de rupture.

   Aujourd'hui, les rôles se sont presque inversés. À Nice, Romy touche enfin terre. Delon la couvre de baisers, l'enlace pour mieux la protéger. Elle semble décontractée, mais les lèvres pincées trahissent l'émotion. Un journaliste s'approche: "Vous êtes émus?" Alors que Romy, suffocante, acquiesce maladroitement, Alain, sûr de lui, bombe le torse: "Vous aussi, vous êtes émus derrière ce micro -" L’œil pétillant, il regarde l'objectif d'un air entendu.

   Il a conscience que ce qui se joue là appartient déjà à la légende. Ces retrouvailles, tout le monde en rêvait. Romy et Alain, le couple star d'un temps pas si lointain. Elle a depuis choisi une vie rangée à Berlin. Lui, l'omniprésence. Delon est une star. C'est lui qui a téléphoné à Romy pour lui demander de revenir en France et d'imprimer à nouveau la pellicule de sa puissante beauté. Comme avant.

   Au départ, les producteurs ont fait la moue à l'idée d'engager une comédienne un peu oubliée. Mais Delon peut tout. Alors Sissi - qui n'est donc plus Sissi - rapplique illico. Delon rallume le feu que l'on croyait éteint. Bientôt, entre eux, ce sera torride. Une histoire d'eau avec beaucoup de remous. Comme avant. Ou presque.

Après les ébats, le fracas

   Dans sept jours, sous le soleil de Ramatuelle exactement, ils seront Marianne et Jean-Paul: Jacques Deray adapte un roman de Jean-Emmanuel Conil (aka Alain Page, le futur auteur de Tchao Pantin pour les férus de romans noirs). Jean-Paul et Marianne sont beaux, ils s'aiment et se la coulent douce dans une villa avec piscine, font l'amour l'après-midi avec la grande bleue en toile de fond.

   En surface, tout est luxe, calme et volupté. Jusqu'au jour où débarquent le flambeur Harry (Maurice Ronet) et sa fille, tout en grâce et discrétion (Jane Birkin, 22 ans, déjà muse de Gainsbourg). Tensions, jalousie, séduction et... plongeons dans la piscine. La présence de Maurice Ronet invite aussi aux souvenirs: Plein soleil, 1960, René Clément, d'après un thriller de Patricia Highsmith. Delon et Ronet sur un bateau. Ronet tombe à l'eau. Qu'est-ce qui reste? Une virilité exacerbée. Marie Laforêt, leur partenaire féminine d'alors, garde un souvenir mitigé des deux mâles. "Alain Delon et Maurice Ronet étaient si prétentieux, si méprisants: deux trous du cul!" Balles neuves.

   Les deux ne se sont pas assagis, mais Romy n'en souffre pas. De ce tournage, le tranquille Jacques Deray assure: "Il y a le soleil, la piscine, les acteurs sont là tout le temps, il n'y a pas de plan de travail compliqué ni de tensions entre les acteurs, chacun vit à sa façon, à son rythme. Le rêve!" À Paris, toutefois, Serge Gainsbourg angoisse sévère à l'idée de voir sa Jane passer son temps entre les deux loustics. L'homme à tête de chou est prêt à descendre dans le Sud avec sa Rolls et son flingue. "S'il y en a un qui touche à Jane, je le bute!", dit-il à son ami producteur Pierre Grimblat. Ce n'est pas tellement Delon qui me fait peur, mais Ronet... Celui-là, avec son air de ne pas y toucher!"

   Mais rien à signaler côté potins sur le tournage de La piscine. Ce qui n'empêche pas le sexe de transpirer par tous les pores de la pellicule. Au générique, on voit d'abord, dans le reflet d'une eau dormante, des colombes gazouiller sur les branches d'un arbre. Les choeurs assommants de la musique un tantinet emphatique de Michel Legrand s'arrêtent soudain. Delon est couché au bord du bassin. La peau mate, le torse au garde à vous. Romy Schneider, le corps ruisselant, se colle à celui de son Apollon. Il l'embrasse puis, d'un geste habile, lui dégrafe le haut de son maillot de bain. "Gratte-moi le dos... Aaaaaah, personne ne le fait comme toi..." Soupirs. Il y a belle lurette que les blanches colombes se sont envolées. Mais nous sommes au cinéma, et la sonnerie du téléphone met fin à l'étreinte torride. À l'autre bout du fil, c'est Ronet qui annonce son arrivée. Finies les bêtises. Après les ébats, le fracas.

Peu de dialogues, beaucoup de regards

   Nous sommes en août 1968. La révolte de mai est encore chaude et pourtant, à Ramatuelle, tout le monde semble s'en foutre éperdument. Le film aussi, d'ailleurs. Sous les pavés, la plage. Dans La piscine, le hors-champ n'existe pas. Il règne sur le plateau un hédonisme petit bourgeois totalement assumé. 1969, l'année de la sortie du film, sera de toute façon érotique. La caméra de Deray se fait discrète. Elle scrute, comme par effraction, les moindres faits et gestes des personnages, se rapproche prudemment des visages pour saisir la violence derrière les masques. "Avec des acteurs comme ceux-là, la caméra peut s'éterniser un peu en gros plan", explique le cinéaste.

   Jean-Claude Carrière, le coscénariste, se souvient: "J'avais écrit le scénario en dialogues indirects. Je sentais qu'il y avait là un enjeu mélodramatique et je voulais qu'ils parlent de tout sauf des conflits qui opposaient directement les personnages. Ça convenait à Jacques Deray, qui sortait d'un film dialogué par Audiard. Il m'avait dit: 'Avec son texte, je suis obligé de filmer celui qui parle. Alors, moins tu me mettras de mots, plus tu stimuleras mon imagination!' Au final, il y a très peu de dialogues et beaucoup de regards."

   La piscine sort en janvier 1969. En pleine grisaille hivernale, le film annonce déjà les couleurs de l'été. Plus de 2,5 millions de spectateurs plongent avec Romy et Alain. Le couple, qui n'en est pourtant plus un, fait fureur en une des gazettes. Delon poursuit son incroyable ascension. Quant à Schneider, sa carrière va connaître un second souffle inespéré. Et quel second souffle! Quelques semaines auparavant, dans un coin du studio où elle assure la postsynchronisation de La piscine, un certain Claude Sautet observe la belle faire ses vocalises. Pour elle et lui, c'est le début d'une glorieuse collaboration: Les choses de la vie, César et Rosalie, Max et les ferrailleurs, Mado, Une histoire simple... 

   Avril 2016. Romy s'est envolée depuis longtemps, Deray et Ronet aussi. Delon, lui, est bien vivant, mais ne tourne plus. Récemment, pour les besoins d'une campagne publicitaire, une prestigieuse marque de parfum a ressorti une photo du comédien, période Piscine. Le comédien, au faîte de sa beauté, est devenu icône.

   Cela n'a pas empêché le cinéaste italien Luca Guadagnino de recolorer La piscine. Au diable, les idoles! Ici, Tilda Swinton est Schneider, Matthias Schoenaerts, Delon; Ralph Fiennes, Ronet et Dakota Johnson, Birkin. Joint par téléphone, Guadagnino assume: "Il s'agit d'une réinterprétation. Mon film tente de comprendre comment les personnages composent avec leurs pulsions et leur plaisir. Le désir conduit les êtres à un certain renoncement et à une grande nostalgie. En cela, A Bigger Splash est un film d'aujourd'hui. Notre époque est mélancolique. En 1969, tout semblait plus joyeux." 

   D'où cette furieuse envie de (re)plonger encore et encore dans les eaux troubles de ce passé forcément idéalisé. Le dernier plan du film de Deray montre Romy Schneider dans la même robe blanche qu'à son arrivée à l'aéroport de Nice. Dans l'encadrement d'une fenêtre de la villa, on la voit blottie dans les bras d'Alain Delon. À l'extérieur, la caméra les regarde amoureusement et les retient prisonniers. Ne reste que l'éternité. 

   A Bigger Splash, de Luca Guadagnino, avec Tilda Swinton, Matthias Schoenaerts, Ralph Fiennes, Dakota Johnson... En salle.

http://www.lexpress.fr/culture/cinema/avant-a-bigger-splash-la-piscine-quand-les-ebats-precedaient-le-fracas_1778306.html du 05/04/2016

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